Gilbert Richer - Psychologue
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Dossier : L'enfant roi
La fixation au stade de l'impulsivité

En résistant et en s’opposant, l’enfant entraîne et forme sa volonté:
en passer les caprices, c’est préparer un tyranneau;
la brimer purement et simplement,
c’est en casser peut-être à jamais le ressort

E. Mounier



Représentant la parfaite antithèse du respect, l'enfant roi dominateur est le triste produit du laxisme éducatif de nos sociétés modernes et le malheureux résultat de l'éclatement des couples et des familles. Au pouvoir de son petit univers cimenté autour de l'égocentrisme, c'est avec acharnement qu'il résiste à toutes les interventions éducatives et qu'il piétine tout ce qui de près ou de loin entrave le plaisir et la facilité dont il s’abreuve sans jamais se rassasier. Devenu parent, c'est pour des générations durant qu'il risque d’assurer la perturbation de sa progéniture.

Issu des générations suivant celle des «Baby-boomers» nés de 1947 à 1966, soit la génération X et X-bis (enfants nés à la fin du baby-boom), mais surtout l’écho du baby-boom (enfants nés de 1980 à 1995) et ceux qui sont nés depuis 1995, qualifiés d’enfants du nouveau millénaire, sa fréquence ne cesse d'augmenter et contribue de façon significative à l'élévation du dérèglement des comportements à laquelle nous assistons. Les enfants rois appartiennent donc à différents groupes d’âges et leur présence constitue un des plus grand défis éducatifs auxquels les adultes sont confrontés.

Les difficultés de comportements et de conformisme social de l'enfant roi se manifestent d'ailleurs dès leur arrivée à la garderie où seul l’arrêt d’agir devient la plupart du temps l’unique intervention possible. De nombreuses éducatrices me confient régulièrement que près de la moitié des enfants dont elles ont la responsabilité affichent maintenant les caractéristiques de ce type de problématique; plusieur d'entre elles doivent d'ailleurs se protéger contre l'agression physique en situation de frustration chez certains. S’opposant ensuite avec une constance sans faille à tout appel à la discipline et à toutes les règles établies lors de leur entrée à l’école, ils jouent malheureusement un rôle significatif dans la dilution des programmes d’enseignement depuis des années, en vertu du haut degré d'échec scolaire qu'ils manifestent. Certains enseignants de niveau secondaire (l'équivant du lycée français) me partagent d'ailleurs qu'ils donnent actuellement à leurs finissants le programme qu'ils offraient au début de cette même période de scolarisation il y a environ 20 ans. Les réactions d'adaptation du système ¨éducatif¨ contribuent donc elles aussi au renforcement social du règne de la facilité.

Au contrôle du pouvoir sur leurs parents depuis la tendre enfance et ultérieurement sur toute figure d’autorité, on les retrouve en outre et de plus en plus souvent dans les milieux fermés de rééducation et maintenant en prison, lorsque leur absence totale de discipline et l’hégémonie fascinante de leur plaisir les conduisent à la déviance, à la toxicomanie ainsi qu’au trafic de stupéfiants, particulièrement lors de leur passage à la puberté. Lors de mes interventions dans le système correctionnel canadien, c'est avec constance que près du quart des participants au programme Connaissance de soi affichaient la problématique de ce type d'enfant.

Ce premier article sur une série de quatre vise à cerner la perturbation précise du développement qui autorise la mise en place du scénario typique de l'enfant roi, nommément l'absence du passage du stade de l'impulsivité au stade de l'autoprotection vers l'âge de 4 ans. Je m'inspire ici de la nomenclature des stades de développement du moi proposée par Jane Loevinger.

Examinons brièvement les stades de développement précédant ce moment clé qui permettra à l'enfant roi de conserver les caractéristiques qui le définissent depuis sa naissance. Évoluant dans son monde à lui où n’existe aucune perception du monde extérieur, branché sur ses instincts et dirigé par ses réflexes primaires, la conduite de l'enfant naissant répond initialement à un principe de plaisir dominant, c'est-à-dire par une incapacité absolue de tolérer toute frustration de ses besoins et d'en reporter la satisfaction dans le temps. L'enfant naît donc roi.

Ce premier stade qualifié d'autisme est suivi par celui de la symbiose (fusion) dont l’apparition vers l’âge de six mois correspond au développement de la vision et du sourire volontaire; reconnaissant de plus en plus sa mère, dont la perception est apte à provoquer l’agitation, ce stade permet l’empreinte biologique et affective de la figure maternelle, tout comme il en est le cas dans le règne animal, phénomène largement étudié par le fondateur de la psychologie animale, Konrad Lorenz (¨L'Encyclopédie de l'Agora¨ et ¨Quant à soi¨).

Cette période du développement de la symbiose s’étend jusqu’à l’âge d’environ un an et demi à deux ans, période au cours de laquelle apparaît le langage articulé et différent de l'écholalie (simple répétition de sons entendus); grâce à la maturation de son cerveau et à l'évolution de sa pensée intellectuelle, l’enfant devient donc en mesure d'ajouter le langage au répertoire de ses outils d’expression de sa vie intérieure. De plus, et il s’agit d’une donnée importante dans la compréhension de la perturbation du développement qui conduira l'enfant au maintien des caractéristiques de l'enfant roi, à peine sait-il déjà parler depuis six mois qu’il saura imposer aux parents un ¨Non!¨dont la constance et l'ampleur auront parfois raison du plus résistants de ces derniers : faisant son entrée triomphante dans la période impulsive qui s’étendra jusqu’à environ l’âge de 4 ans, voici l’enfant roi dans son maximum d'intensité!

Cette phase impulsive de l'affectivité correspond à une période de la pensée intellectuelle où le concept n’existe pas. Qualifiée de ¨syncrétique¨ par le psychologue généticien feu Jean Piaget, l’enfant de cet âge est incapable de raisonnement : tout ce qui est affirmé devient la réalité et toute tentative de lui présenter un autre raisonnement que le sien est voué à l’échec. Évoluant dans une pensée magique, il interprète ainsi le monde des objets et des événements en fonction d’une vie analogue à celle qui caractérise les êtres humains; c'est la raison pour laquelle sa pensée est qualifiée d'animiste et d'anthropomorphiste. Il n’est donc pas raisonnable au sens propre du terme, c’est-à-dire que tout raisonnement logique lui est inaccessible. Inutile donc de lui proposer des raisonnements afin de le rendre ¨conscient¨ de certains aspects de la déviance de ses comportements : il n'y comprend strictement rien et de toute façon, cela ne l'intéresse pas! À cette phase du développement, l'enfant est donc à la fois impulsif et incapable de tout raisonnement, et ce sont là les deux caractéristiques qui confèrent le degré habituel de difficulté à cette période de la croissance pour les parents.

Si cette période de 2 à 4 ans est par contre d'une totale importance au chapitre du développement et de la gestion des pulsions de vie que recèle l'agressivité, ainsi que de leur contribution à la puissance future du caractère, elle place toutefois les parents devant un premier défi, et il est de taille : comment conduire cet enfant impulsif à l’apprentissage de la discipline (du lation disciplina et qui signifie enseignement) et du contrôle de ses réactions devant les frustrations sans jamais briser le ressort de sa personnalité? C'est ici qu'entre en scène l'important concept de la peur des conséquences, dont le rôle est de forcer l'accès au stade de développement suivant, soit celui de l'autoprotection. Ce faisant, l'enfant accède simultanémenent au second stade du développement de la morale et voici pourquoi.

Il faut comprendre qu'à cette étape de la croissance, la maîtrise de la conduite repose exclusivement entre les mains des parents. Contraints d'utiliser l'arrêt d'agir auprès de l'enfant, ce sont eux qui décident littéralement de la conduite permise ou interdite. C'est ce qui se produit par exemple lorsque nous cherchons à le rattraper dans la maison alors qu'il fuit la demande de bien vouloir se vêtir pour le départ, ou lorsque nous devons le lever de terre au supermarché alors qu’il est en crise parce qu’on lui a refusé ce qu'il désirait, ou lorsque nous lui imposons une obligation de se nourrir convenablement et non seulement de dessert. C'est la persistance des parents à freiner certains aspects de la conduite de l'enfant et à utiliser un répertoire raisonnable de contraintes et de punitions qui conduira ce dernier à la saturation des conséquences de ses comportements impulsifs; la seule solution possible de protection pour l'enfant devient alors un minimim de contrôle sur sa conduite ainsi que la répression des comportements qui le conduisent à subir des conséquences qu'il ne désire plus.

L'apparition des premiers balbutiements de ce contrôle indique alors que l'enfant quitte l'impulsivité pour entrer de plein pied dans le stade de l'autoprotection. L'arrêt d'agir devient de moins en moins nécessaire et c'est maintenant la peur des conséquences qui régularise la conduite. C'est ce changement précis qui permet l'évolution de la morale : le contrôle de soi quitte les mains des parents pour passer maintenant entre celles de l'enfant, lui permettant un début de distinction entre ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, entre qui est souhaité et ce qui ne l'est pas.

Non seulement cette peur des conséquences joue-t-elle un rôle majeur dans le passage du stade de l'impulsivité à celui de l'autoprotection mais elle contribue également au développement d'une morale équilibrée compte tenu de son rôle dans la production d'anxiété et de culpabilité, deux affects (ce qui est ressenti) essentiels dans une gestion saine de l'affectivité. Sans la présence de la peur des conséquences, aucun être humain ne devient contraint à une maîtrise de sa conduite et ne s'expose à une anxiété et une culpabilité potentielles. Prenons simplement l'exemple de notre fonctionnement dans la relation de couple. La crainte que nos comportements ne viennent heurter notre partenaire joue un rôle important dans la maîtrise de nos réactions en situation de tensions; nous allons alors verbaliser le contenu de notre réaction en évitant toutefois de verser dans l'agression verbale afin de ne pas blesser notre partenaire car tel n'est pas notre objectif. Par le contrôle de cette pulsion d'agression, nous nous protégeons de l'anxiété et de la culpabilité que pourraient faire naître les conséquences blessantes de ce comportement, qui pourraient aller jusqu'à son départ de la relation.

L'autorité parentale doit donc agir à cette période du développement de façon à faire naître la saturation tout autant que la peur des conséquences du comportement impulsif pour ainsi ¨forcer¨ l'enfant à mettre les pieds dans le stade de l’autoprotection et ce passage doit s'effectuer au plus tardautour de l'âge de 4 ans. En agissant ainsi, les parents érigent autour de l'enfant un cadre qui l'engage dans l'entonnoir menant à un contrôle de soi qui s’enracine graduellement et qui permet son passage ultérieur aux autres stades de développement menant à la maturité. Tout enfant qui n’effectue pas ce passage du stade de l’impulsivité à celui de l’autoprotection compromet grandement ses chances d'accéder au contrôle éventuel de son impulsivité et à l'élimination définitive de ses tendances au plaisir et à la facilité; la peur des conséquences ne voit alors jamais le jour et le développement de sa morale s'arrête pour priver l'enfant de toute accession future à l'anxiété, la culpabilité et au remords.

C’est l’absence de ce passage de l’enfant du stade impulsif au stade de l’autoprotection qui coule les premières fondations de ce que sera le royaume futur de l’enfant roi. Comme l'enfant de cet âge évolue encore et de façon exclusive à l'intérieur de la dynamique familiale, force est de conclure que les parents sont les premiers artisans du succès ou de l’échec de cette entreprise. Ils sont donc les premiers responsables de la naissance de l’enfant roi, un enfant dont les développements de l’affectivité et de la morale se cristallisent pour autoriser la poursuite d'une utilisation parfois destructrice de son impulsivité dans l'atteinte de ses objectifs exclusifs de plaisir et de facilité.

Le drame devient ici manifeste : au fur et à mesure de son développement physique, cet enfant roi pourra disposer des armes redoutables que lui conférera sa croissance graduelle vers l’âge adulte comme appui à son immaturité. Il demeurera ainsi un enfant de 3 à 4 ans dont la force physique et les ressources intellectuelles deviendront au service exclusif du maintien du principe de plaisir et d’une impulsivité dont la dangerosité pourra aller s’accentuant. Il y effectivement toute une différence entre les interventions requises et possibles pour un enfant de 4 ans en pleine crise ou un jeune de 14 ans qui perd contrôle sur sa frustration et qui verse dans l'agression sur les objets et peut-être sur les personnes. Si l'arrêt d'agir pouvait connaître une certaine efficacité durant l'enfance, compte tenu de la différence entre la force physique de l'enfant et celle des parents, c'est maintenant l'inverse qui risque de se produire.

Tous les enfants rois ne répondent évidemment pas à ce profil impulsif, qui peut paraître alarmiste à priori. Il faut effectivement reconnaître qu'ils ne manifestent pas tous le même degré d'impulsivité de sorte que certains pourront présenter tout simplement une absence totale de discipline et une problématique de toxicomanie lors de leur passage à la puberté. Il faut toutefois retenir que peu importe ce degré d'impulsivité, l'enfant roi conserve toujours les tendances au plaisir et à la facilité, appuyées par une manipulation et une volonté de contrôle que leur intelligence grandissante saura raffiner au fur et à mesure de leur développement. En ce qui concerne la caractéristique de l'impulsivité, plus son intensité devient élevée, plus l'enfant roi risque d'augmenter la déviance de sa conduite et de se rapprocher ainsi de la délinquance.


Gilbert Richer Psychologue
Avril 2004


Prochain article : Les principales caractéristiques de la psychologie de l'enfant roi



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