Gilbert Richer - Psychologue
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Dossier : La dépression, ou le besoin d'être soi

Ce n'est qu'en faisant revivre le passé
qu'on peut faciliter une croissance authentique dans le présent.
Si l'on se coupe du passé,
le futur n'existe pas.

Lowen



Problèmes théoriques du discours médical

     Le discours entourant la dépression suggère fortement l’existence d’un consensus autour de sa définition en tant que maladie. Toutes les tribunes en soutiennent assidûment l’affirmation, qu’il s’agisse des positions de la médecine ou de la psychologie, des différents dépliants fournis par les industries pharmaceutiques et disponibles aux patients en attente d’un rendez-vous avec leur médecin, ou de campagnes de publicité soulignant l’importance d’éliminer les jugements péjoratifs dont peuvent être victimes les dépressifs.

     Or, ce concept d’une maladie de la dépression se heurte tout d’abord à trois difficultés importantes. La première est liée au fait que la psychiatrie n’est toujours pas parvenue à une définition rigoureuse de cette perturbation de l’humeur qui assaille un nombre grandissant de personnes. La facilité et la vitesse avec lesquelles elle pose ce diagnostic amènent à penser qu’elle est un fourre-tout de tout ce qui ne peut être diagnostiqué autrement. D’ailleurs, 25 % de celui-ci seraient erronés, selon une étude publiée en avril 2007 dans les Archives de psychiatrie générale; on continue donc de confondre une réaction normale de tristesse avec la dépression. Comme le souligne de plus Marie Caouette dans Cyberpresse, le vendredi 13 avril 2007, ces fausses détections sont appliquées sur des personnes manifestant au moins cinq symptômes de cette affection pendant plus de deux mois après le décès d’un proche. Et elle ajoute : « Deux mois, c’est le temps normal de deuil, selon les psychiatres. »

     Cette méthode d’identification de la psychiatrie est basée sur l’utilisation d’une liste de toute une série de symptômes énumérés dans la bible du DSM (le Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux) et dont le nombre semble en fournir le degré de gravité. En d’autres mots, plus le patient offre une addition de caractéristiques associées à la dépression, plus le total en dicte le degré de sévérité. C’est ensuite à partir de l’ensemble de ces symptômes et de leur intensité que les médecins déterminent le type de médicaments qui seront prescrits, ainsi que la posologie : un antidépresseur, généralement accompagné d’un anxiolytique (pour abaisser l’anxiété) et d’un somnifère.

     Doublé parfois d’une recommandation pour une psychothérapie, le traitement se réduit cependant et le plus souvent à la médication, laquelle est pour ainsi dire « obligatoire ». Dans les faits, toute personne diagnostiquée dépressive doit en effet s’astreindre à une consommation d’antidépresseurs, sous peine de voir ses indemnités d’arrêt de travail refusées ou suspendues. Certains médecins, plus soucieux de leur professionnalisme, remettront ladite prescription à certains patients tout en soulignant leur obligation d’agir ainsi, mais que leur état ne requiert pas l’intervention de ces médicaments et qu’ils devraient plutôt suivre une psychothérapie.

     En outre, le temps de « guérison » pour chaque affection est standardisé. En conséquence, une personne souffrant de dépression doit normalement se rétablir dans un délai de trois mois avec ce qui lui a été ordonné. Autre exemple : le DSM n’accorde que deux semaines pour surmonter une rupture amoureuse, la perte d’un emploi ou une chute importante des actions en bourse. Une tristesse qui perdure au-delà de cette période devient un signe de dépression. Vous découvrez donc avec moi que la vie affective, particulièrement tout ce qui touche les contenus du ressenti et de la conscience, obéit à des lois purement mathématiques, essentiellement rationnelles, et que pour être considérés comme « normaux », nous disposons d’un temps précis pour guérir, par-delà lequel nous sommes malheureusement et forcément taxés de malades.

     La seconde difficulté de cette approche découle de l’automatisme étonnant avec lequel sont prescrits ces médicaments, ce qui amène à penser que la dépression est d’origine exclusivement endogène, assimilée à la maniaco-dépression, et qu’elle est toujours le résultat d’un déséquilibre affectant certains médiateurs chimiques dans le cerveau, nommément la sérotonine, la dopamine et la noradrénaline, responsable de la sécrétion de l’adrénaline, l’hormone de l’agression.

     Pourtant, l’examen de l’historique de cette « maladie » indique qu’au cours des années 1940, elle fait l’objet d’aucune attention particulière; ses symptômes se confondant dans la plupart des maladies mentales, la médecine ne s’y intéresse pour ainsi dire pas. Comme suite au premier symposium consacré aux états dépressifs en France en 1954, la psychiatrie en distingue depuis trois types, particulièrement depuis la fin des années 1960. La dépression endogène, qui est une pathologie d’origine somatique et dont les mécanismes sont enracinés dans le biologique; en ce sens, une personne peut donc naître avec une propension à cette difficulté, d’autant plus s’il existe une histoire de cette affection dans sa lignée héréditaire. Tel que mentionné précédemment, elle est associée de près à la maniaco-dépression. Il y a ensuite la dépression névrotique, liée au désordre psychopathologique et dont les causes remontent à un développement qui aboutit à des problèmes de personnalité caractérisés par une perturbation affective dont le patient a une conscience pénible, mais qui n’altèrent pas ses fonctions mentales. Finalement, la dépression situationnelle qui, comme son nom l’indique, définit une réaction ponctuelle à un événement extérieur passager, mais générateur d’un bouleversement important entraînant un trouble temporaire de la conduite.

     Les dépressions névrotiques et situationnelles sont celles qui, à mon sens, nécessitent le moins la prise d’antidépresseurs. Qu’à cela ne tienne, peu importe le diagnostic, on serait en droit de s’attendre à ce que chacune d’elles bénéficie d’interventions thérapeutiques différentes, mais tel n’est pas le cas.

La thérapie se réduit donc de prime abord à une prescription de psychoanaleptiques, ce qui est un non-sens. Pourquoi aborder de façon identique différents types d’affection? Si l’on agissait de la sorte en présence de différentes maladies physiques au même dénominateur commun, on aboutirait à quelque chose d’absurde : on ingurgiterait par exemple un médicament identique pour une inflammation de la cornée, du tympan ou du foie. On traiterait ici l’inflammation, non pas différemment la tuméfaction de chacune de ces parties spécifiques du corps.

     Par contre, il faut demeurer réaliste. Certaines personnes ne pourront jamais se passer de la consommation de ces médicaments. Leur état est détérioré au point où tout effort ne leur permettra jamais de recouvrer la santé sans ce support. Ces situations se produisent le plus souvent lorsque les impacts d’une vie affective extrêmement douloureuse, mémorisés dans le cerveau limbique, a causé un fort déséquilibre de la personnalité ainsi que des dommages irréparables sur certaines fonctions vitales ainsi que sur l’humeur. Ils devront toutefois vivre avec des effets secondaires non négligeables, rarement mentionnés, soit un excès de sommeil, une diminution de l’activité onirique, nuisant à la qualité de la récupération, et une baisse en intensité de leur dynamisme, c’est-à-dire une modification de l’efficacité de la pulsion agressive et, conséquemment, une réduction de la force incisive de leur volonté et de leur détermination.

     La troisième difficulté, la plus importante à mon sens, résulte des conclusions tributaires de l’analyse clinique des facteurs de développement personnel qui ont contribué à l’émergence de la dépression, ce que la psychologie nomme l’étiologie. Dans les faits, le concept de maladie ne résiste pas à cette analyse.

     L’examen approfondi du contenu de la souffrance affectant le déprimé indique en effet la présence d’un scénario toxique qui perdure depuis de nombreuses années et à l’intérieur duquel il a mis au point une façon d’être et de se comporter nourrie essentiellement par la peur et par la négation de soi, d’une part, et d’autre part par une recherche infantile de satisfaction de certains de ses besoins. Comme l’accession à l’identité et à la sérénité est garantie, entre autres, par la liberté d’être soi et par celle de rendre des comptes à sa propre conscience, tel que le suggèrent notamment les concepts théoriques d’Erich Fromm, l’analyse du vécu du dépressif laisse entendre fortement que c’est l’aboutissement de la faillite de cette négation de soi qui provoque l’émergence de la douleur. En d’autres mots, il vit une occasion précieuse de prendre la mesure de sa déviance dans le sens où ses façons d’être et de se comporter avec lui-même ne correspondent pas à ce qui se devrait d’être. C’est cet écart entre l’image réelle et désirée de soi qui fournit la mesure de la douleur qui assaille le dépressif. L’approche actuelle de la dépression en tant que maladie permet en fait une poursuite de la maladie, axée sur la négation de soi et l’infantilisme de la gestion de l’affectivité, comme en témoigne très simplement l’exemple suivant.

     En janvier 2005, je reçois d’urgence une dame de 59 ans qui venait tout juste de commettre trois tentatives de suicide en trois semaines. Mère de trois enfants maintenant adultes, elle est aussi grand-mère de deux petits-enfants et consomme des antidépresseurs depuis près de 30 ans. En sanglots tout le long de la première rencontre, elle lance malgré tout : « Je ne sais plus quoi faire pour sentir que ma mère m’aime! » Cette dernière, âgée de 83 ans, l’avait en effet ignoré depuis sa naissance, préférant s’investir dans les relations avec ses deux fils, suite, probablement, à un déplacement de sa rage contre sa propre mère sur sa fille.

     J’étais donc en présence d’une enfant d’au plus 5 ans camouflée derrière une grand-mère de 59 ans. L’historique de ses dépressions démontrait leur émergence dès l’adolescence. Comme son état se dégradait sérieusement à l’approche de ses trente ans, on lui prescrit des antidépresseurs. Ses nombreuses rechutes avaient conduit son psychiatre à augmenter à chaque fois les doses en soulignant que parfois, la dépression est une maladie tenace. L’examen de la dynamique de cette dame m’avait permis de noter, qu’en aucun moment n’avait-on examiné sa croissance afin d’y découvrir les traumatismes qui avaient pu affecter la qualité de sa maturation et qui continuaient de perturber sa conduite.

     Suite à l’analyse de ceux-ci, il est apparu évident que très tôt dans l’enfance, cette patiente avait troqué son pouvoir et sa liberté d’être pour nier sa véritable personnalité et déterminer dorénavant tous ses comportements sur la satisfaction des attentes de sa mère dans l’espoir de ressentir de l’amour de sa part. Son fonctionnement social indiquait également que cette conduite adaptative s’était par la suite généralisée à ses interactions avec autrui. En ce sens, cette patiente entretenait des relations de nature parentale avec les autres. Assaillie rapidement par la culpabilité d’être qui elle était, certaine d’être une personne sans valeur, son estime de soi devint vite détériorée et elle développa la certitude qu’elle était responsable de son propre rejet, ouvrant toute grande la porte à la culpabilité toxique. Le développement des processus affectifs s’arrêta net pendant que son corps poursuivait sa croissance vers la maturité physiologique.

     Comme il fallait s’y attendre, plus le temps s’écoulait, plus la distance entre cette dernière et la fixation de la vie intérieure généra des tensions de plus en plus insupportables, la souffrance demeurant bien ancrée en elle. N’ayant de cesse de chercher à plaire, elle devint littéralement au service de la satisfaction des besoins d’autrui pour rester une enfant à la recherche d’affection et d’une reconnaissance de sa personne. Bien évidemment, elle s’engagea dans une relation avec un homme dominant et autoritaire. Attribuant de la sorte aux autres le plein pouvoir sur son existence, elle s’enfonça dans les sables mouvants de la dépendance affective, nourrissant de la sorte une intensification inévitable de sa douleur.

     Le traitement aux antidépresseurs allait autoriser la dégradation de l’état de cette patiente. Dans un premier temps, il permit à la souffrance non pas de disparaître, mais simplement de ne plus être ressentie, et à sa conduite de demeurer intensément immature. Dans un second temps, en agissant ainsi, la médecine annulait toute possibilité d’émergence de la conscience de soi qui aurait fourni à cette dame une mesure juste du déséquilibre affectant sa personnalité, de la nature infantile de ses interrelations, de la toxicité de la relation avec sa mère et de l’importance du deuil à réaliser : on ne peut effectivement prétendre au bien-être quand on se comporte tantôt comme un adulte, tantôt comme un enfant. On renforçait également la peur d’être soi, la négation de sa personne ainsi que l’hégémonie de la culpabilité toxique liée à la certitude d’être responsable de son propre rejet. On la préparait en outre à des rechutes en maintenant la présence de ses blessures, comme il en est le cas avec la gangrène lorsqu’une plaie n’est pas aseptisée. C’est pourquoi le concept de maladie accolée à la dépression autorise en fait la poursuite et le plus souvent l’amplification de la maladie. Dans le contexte qui nous intéresse ici, on a tristement dirigé cette dame vers l’activité suicidaire, ultime consécration de la négation de soi.

     La dissection méticuleuse de la dépression, quand elle est réalisée avec patience et amour de l’être humain, fait jaillir dans la plupart des situations la dynamique infantile aux commandes de la conduite et l’affranchissement du patient de sa torture morale. À défaut d’agir ainsi, on permet malencontreusement à la souffrance de s’incruster et de paralyser la croissance de la vie affective. On cimente l’arrêt du développement et on creuse l’écart entre l’immaturité de l’affectivité et la maturation physiologique. Si la psychiatrie connaît bien le corps, elle semble à regret méconnaître l’âme humaine.


Gilbert Richer Psychologue
Novembre 2007


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