Gilbert Richer - Psychologue
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Dossier : La dépression, ou le besoin d'être soi

... cette exploitation finit par susciter un soupçon :
les médications n'altèrent-elles pas la personnalité
au lieu de soigner des pathologies?

A. Ehrenberg


Introduction, objectif et statistiques

     Il y a des aspects plutôt inquiétants qui découlent de la définition de la dépression en tant que maladie. Non seulement la fréquence de cette affection est alarmante et à la hausse, indiquant en cela que de plus en plus de personnes sont aux prises avec une façon toxique de gérer leur vie, mais la vitesse avec laquelle la médecine pose ce diagnostic a de quoi laisser perplexe. Il faut en effet un examen minutieux d’une histoire personnelle pour arriver à une telle conclusion alors qu’il suffit le plus souvent de quelque dix ou 15 minutes au médecin pour que le patient quitte le cabinet de consultation avec une prescription d’antidépresseurs. Tout se passe comme si nous avions affaire à une gestion accélérée de la souffrance, ce qui souligne à mon sens une totale incompréhension du rôle de cette perturbation dans la modification du scénario vital d’un individu et dans la structuration de son identité. Elle étale malheureusement au grand jour le peu de cas accordé aux problèmes de l’âme humaine.

     L’analyse minutieuse de la dynamique inhérente à la dépression suggère plutôt qu’elle définit un état charnière se situant à mi-chemin entre le fiasco de la négation de soi, d’une part, et d’autre part l’émergence de sa propre conscience puis l’accession au pouvoir d’agir sur soi que permet cette dernière, plus précisément au pouvoir et à la liberté de la transformation individuelle. Elle correspond à une séquence de temps durant laquelle la vie émotionnelle étale une perturbation profonde en vertu d’un passé dorénavant impossible et d’un futur inconnu.

     L’objectif global de ce dossier est de démontrer que la dépression n’est pas une maladie, mais bien la faillite d’une maladie, et qu’elle traduit simultanément la sortie brutale d’un coma affectif et l’urgence du besoin d’être soi.

     Afin de permettre l’atteinte de cet objectif et d’identifier les aspects structurants de la dépression, j’examinerai tout d’abord quelques difficultés théoriques soutenant l’argumentation de la médecine et de la psychiatrie, pour ensuite circonscrire les principaux dangers liés au concept de maladie accolé à ce type de détresse. Dans un dernier temps, toujours à l’aide d’exemples concrets, je présenterai les principaux bienfaits de cette affliction dans la remise en marche de la maturation de la personnalité.

     Comme vous pourrez le constater tout au long des articles, l’approche actuelle de la dépression risque de maintenir et le plus souvent d’amplifier la toxicité de la façon avec laquelle le patient gère son existence depuis des années. Vous verrez en outre qu’elle le rive dans la gestion infantile de sa vie affective qu’il serait cependant en mesure de modifier grâce à sa dépression. Vous comprendrez finalement que la souffrance accompagnant cette affection est une information utile et nécessaire à la connaissance de soi : son accès potentiel nous permet en effet de savoir que quelque chose ne va pas et que nous nous sommes distancés des conditions assurant l’accession au bien-être de l’identité et, ultérieurement, à la sérénité. D’ailleurs, je continue à me demander comment il se fait que cette règle dont nous servons pourtant pour gérer adéquatement les relations avec notre corps ne soit pas appliquée intégralement à celles que nous entretenons avec notre vie affective.

     Afin de rendre concret ce qui est abstrait pour mes patients, je prends souvent cet exemple pour les conduire au succès du décodage de souffrance accompagnant leur dépression. Lorsque nous nous déplaçons en voiture, nous circulons sur une route asphaltée qui prend fin à notre droite par un accotement. Ce dernier est nécessaire pour savoir que nous roulons sur la bonne surface tout comme cette dernière est requise pour prendre conscience que nous avons abouti sur l’accotement. Chacune des deux parties est essentielle à l’identification de l’autre et contribue ainsi à préciser notre conduite; les deux possèdent une valeur identique, celle d’une information.

     De même en est-il de la dépression. La souffrance est nécessaire aux dépressifs, comme à nous tous d’ailleurs, parce qu’elle l’avise qu’il roule sur l’accotement de la vie depuis des années, ce qu’il l’ignorait, tout comme il méconnaît actuellement et totalement les modalités de retour sur la route le menant vers son identité. Il y a dès lors deux solutions : nous équipons sa voiture d’une meilleure suspension, ce qui le rassure et lui permet de poursuivre son chemin sur l’accotement, ou nous l’accompagnons dans l’apprentissage des manœuvres requises pour retrouver la partie asphaltée de la vie. Dans le premier cas, nous administrons exclusivement des antidépresseurs alors que dans le second, nous l’escortons dans le décodage de sa souffrance et dans l’identification des changements requis par sa conduite.

     Cet exemple fournit également au patient dépressif une compréhension de l’importance cruciale de la modification des attitudes. Rouler sur l’accotement n’est ni une erreur ni un échec ni quelque chose de mal. Certes, cela peut être dangereux puisque ce dernier peut conduire au fossé, mais c’est tout. Que l’on se déplace sur l’une ou l’autre des parties, les deux situations possèdent la même valeur, celle d’une information. C’est pourquoi la douleur du dépressif, dut-elle être insupportable, n’est autre que information à propos de lui-même.


Quelques statistiques

     Pour terminer cette introduction, examinons quelques statistiques. Au Canada, près de 1 120 000 personnes ont souffert de dépression majeure en 2002, dont 300 000 au Québec, selon Statistiques Canada. Celles qui nous sont fournies par les industries pharmaceutiques en 2001 indiquent que les antidépresseurs comptent alors pour 10 % du chiffre d’affaires au Québec. Jusqu’à cette date, la consommation de ces médicaments a doublé en dix ans, de même que le nombre de prescriptions, ces dernières passant de 2 à 4 millions. Et ce qui inquiète, c’est que ces chiffres sont à la hausse pour des cas légers, par exemple pour un deuil ou une souffrance occasionnelle dont l’intensité ne justifie cependant pas un diagnostic de cette affliction.

     Toujours au Québec, la dépression s’emparera bientôt de la seconde place en coût global des soins de santé, derrière les maladies cardio-vasculaires et devant le cancer. L’évolution des statistiques suggère que ce n’est qu’une question de temps pour qu’elle occupe le top du palmarès. En l’an 2000, 8 millions ont été versés par les individus pour des prescriptions d’antidépresseurs, soit une moyenne de 100 $ par famille par année. Une étude d'IMS-Canada indique que les consultations pour dépression ont augmenté de 60 % au pays depuis 1995 pour atteindre 9,3 millions de diagnostics en 2003. Durant cette même année, les Québécois ont fait remplir 5,1 millions de ces ordonnances, soit une augmentation de 104 % en quatre ans. Afin de s’assurer de la rentabilité de cette industrie de la souffrance, les coûts versés pour la publicité et la promotion des antidépresseurs par les oligopoles pharmaceutiques sont en moyenne de 8,000 $ à 12,000 $ par médecin.

     En France, maintenant, les chiffrent démontrent également une explosion tout aussi effarante de la consommation des antidépresseurs. Les ventes ont été multipliées par près de sept (6.7) entre 1980 et 2001, selon les données du GERS (groupement d’intérêt économique issu de l’industrie pharmaceutique), alors que les ventes globales de médicaments étaient multipliées par 2.7 pendant la même période. Cette statistique signifie que le chiffre d’affaires correspondant aux ventes d’antidépresseurs est passé entre 1980 et 2001 de 84 millions d’euros à 543 millions d’euros (en euros constants 2001). Une autre donnée : en vertu de ce qu’a publié la CNAMTS (Caisse Nationale de l’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés), sur les réclamations pour remboursement au Medicam, le Deroxat ® et le Prozac ®, deux antidépresseurs, figuraient en 2001 parmi les dix les plus vendu en France. Finalement, en 1980, les anxiolytiques et les hypnotiques correspondaient à près de 60% du chiffre d’affaires des psychotropes, les antidépresseurs représentant à peine 25% de ce marché. En vingt ans, cette situation s’est inversée, ces derniers contribuant dorénavant à environ 50% des ventes enregistrées en 2001.

     Maintenant, un mot sur les rechutes. Lorsqu’on décide d’ignorer les causes affectives de la dépression, soit par manque de temps, d’intérêt, de formation adéquate ou par conviction à l’effet que le dépressif est tout simplement un organisme biochimique déréglé, il n’est pas surprenant que ces patients aboutissent fréquemment à des rechutes. Voici d’ailleurs quelques statistiques éloquentes à cet effet. Je reprends ici les grandes lignes d’un article de Marilynn Marchione, intitulé Les antidépresseurs efficaces dans deux cas sur trois et paru sur Cyberpresse le 2 novembre 2006 : « Les antidépresseurs sont efficaces et peuvent aider environ deux-tiers des déprimés, à condition d'essayer plusieurs traitements si le premier médicament ne fonctionne pas, selon les résultats d'une étude américaine publiés mercredi dans la revue American Journal of Psychiatry. »

     Elle poursuit : « Sur 123 patients qui avaient essayé sans succès trois traitements, 13% ont trouvé du réconfort grâce à un quatrième médicament. Sur l'ensemble des 3671 déprimés qui ont participé à cette étude, 67% au total ont été guéris après avoir pris un ou plusieurs médicaments. »

     « Revers de la médaille, plus on essaie de traitements différents, plus on a de chances de faire une rechute et de replonger dans la dépression. Il faut environ trois mois pour évaluer l'efficacité d'un traitement. L'étude, financée par le gouvernement fédéral américain, avait pour but de tester l'efficacité, en conditions réelles, des antidépresseurs. Elle a porté sur le traitement de 3671 patients qui sont venus consulter un médecin pour une dépression sévère. »

     « Tous les patients ont d'abord été traités au Celexa, un antidépresseur de la famille des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS) et près de 37 % sont sortis de leurs difficultés après ce premier essai. Les médecins ont prescrit aux autres un autre antidépresseur ou un complément au premier traitement, ce qui a permis de guérir 31% d'entre eux. »

     « Reste que les risques de rechute sont importants. Dans l'année qui a suivi, 40 % des patients qui avaient répondu positivement au premier traitement ont connu de nouveaux problèmes. Ce chiffre monte à 55 % pour ceux du deuxième groupe, à 65 % pour ceux du troisième et même à 70 % pour ceux qui ont essayé quatre traitements. »

     En ce qui concerne l’explication, la psychiatrie fournit l’argumentation suivante : « Quant à expliquer pourquoi les médicaments n'ont eu aucun effet sur un tiers des déprimés, les chercheurs avancent plusieurs hypothèses. Certains patients pourraient ne pas être sensibles aux traitements pour des raisons génétiques ou biologiques, ou alors en raison de leur vécu propre qui pourrait avoir contrecarré l'action des antidépresseurs. Enfin, certaines formes de la dépression pourraient être insensibles aux traitements testés. »

     Pour ce qui est de la France, je tire à nouveau ces données d’un article paru dans Cyberpresse le 22 août 2006, où on y souligne que la « maladie » de la dépression est fréquente, touchant de 8 à 10 pour cent de la population. « Si le premier épisode est de courte durée (six mois environ), les récidives sont fréquentes. Selon les spécialistes, 30 à 40 pour cent des personnes rechutent. Autant dire qu'il ne faut en aucun cas négliger la prise en charge du début de la maladie car le risque de suicide est toujours présent. »

     « En France, selon les chiffres de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), 12 000 personnes se donnent la mort chaque année. À l'interrogatoire de l'entourage, on découvre que 70 pour cent d'entre elles, environ, présentaient des signes de dépression au moment de leur geste. »

     « Considérée comme la maladie psychologique la plus facilement curable, la dépression frappe deux femmes pour un homme. La tranche d'âge des 20-30 ans est la plus fréquemment touchée, mais ce sont les personnes âgées et les vieillards qui présentent les formes les plus graves. »

     « … De mécanisme encore obscur, la dépression pourrait être due, selon les chercheurs, à l'interaction de facteurs biochimiques, sociaux, psychologiques et génétiques. »

     « Les antidépresseurs constituent la base du traitement. Délivrés sur ordonnance, ils corrigent le déséquilibre chimique du cerveau responsable de la dépression. Ces médicaments puissants agissent différemment selon les individus et peuvent entraîner des effets secondaires. »

     « Si l'antidépresseur choisi ne convient pas ou n'agit pas, un autre pourra être efficace. Quinze jours sont nécessaires en moyenne pour sentir les premiers effets. La durée du traitement sera fonction de la gravité de la dépression, jusqu'à six mois si nécessaire. Un soutien psychothérapique est par ailleurs recommandé. »

     Quelles conclusions tirer de toutes ces statistiques ? Tout suggère en premier lieu que des populations entières, celles qui appartiennent notamment aux sociétés dites « modernes », semblent en route vers une maladie qui prend de l’ampleur et risque de nous affecter tous dans un avenir plus ou moins rapproché. Dans un second temps, toujours en accordant foi à l’hypothèse d’une maladie de la dépression, nous avons l’impression de nous diriger à grande vitesse vers des modifications hormonales, plus précisément vers un déséquilibre irrémédiable de certains médiateurs chimiques de notre cerveau. Bref, assistons-nous à des changements dans la phylogénèse de la race humaine ?

     Et si la dépression était plutôt le résultat désastreux de la façon avec laquelle nous gérons notre vie ? Si elle n’était que le résultat des perturbations affectives qui se sont développées durant notre croissance et qui ont paralysé notre développement affectif pour creuser un écart dangereux avec notre maturation physiologique ? Si elle traduisait plutôt les conséquences d’un rythme de vie effréné et profondément éloigné de ce que requiert l’accès au bien-être ? Si elle était tributaire de la détresse provoquée par l’éclatement des couples et des familles, sans oublier l’aliénation au travail ? En définitive, serait-il possible que cette affection ne soit rien d’autres que la faillite de la gestion de soi et une information à l’effet que la façon avec laquelle la vie est actuellement gérée ne correspond pas à ce qu’elle se devrait d’être ? C’est la confirmation de ces hypothèses d’origine affective que les articles suivants tentent de démontrer.


Gilbert Richer Psychologue
Novembre 2007


Prochain article : Les problèmes théoriques du discours médical



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