Gilbert Richer - Psychologue
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La dépression, ou le besoin d'être soi

Ignorer ce qui est survenu dans notre enfance,
c’est choisir de demeurer un enfant

Auteur inconnu


Les avantages et bienfaits thérapeutiques de la dépression

Introduction

     Les trois articles précédents sur le besoin d’être soi que traduit l’émergence de la dépression ont permis de cerner cette affection sous un autre angle que celui d’une maladie. Nous avons vu en effet que l’analyse en profondeur de sa dynamique suggère qu’elle correspond plutôt à la faillite d’une perturbation structurée autour de peurs acquises durant le développement et du rôle majeur de ces dernières sur l’orientation pathologique de la conduite, soit la négation de soi.

     Assurément utile comme processus d’adaptation durant l’enfance en présence de conditions difficiles, celle-ci aboutit toutefois, à un moment donné de la vie adulte, à une impasse. Dorénavant impossible, elle cède sous la pression des pulsions vitales, retenues prisonnières depuis parfois des décennies, pour conduire la personne à une confrontation avec elle-même, c’est-à-dire à une obligation désormais essentielle de reconsidérer toute la gestion de son existence à ce jour. Cette entreprise s’accompagne non seulement d’une douleur, mais également d’une angoisse intense devant un horizon meublé essentiellement de vide et d’inconnu.

     Globalement, la dépression traduit l’impossibilité de poursuivre une façon d’être et de se comporter axée autour d’une conduite développée dans l’enfance puis maintenue ultérieurement. Cette quatrième et dernière réflexion sur ce thème vise précisément à confirmer les bienfaits de cette affection par un survol de quelques aspects de sa contribution au processus de transformation personnelle. Comme vous serez en mesure de le constater, les changements générés possèdent une action de purification sur l’affectivité et d’affranchissement des perturbations qui étranglaient jusque-là l’épanouissement. Vous observerez en fait la manifestation de cette vérité élémentaire de la vie : on doit pouvoir être mal pour savoir qu’on ne va pas bien.

Les bénéfices de la dépression
     La dépression offre l’avantage de favoriser l’émergence d’un état douloureux. Loin de faire preuve de cynisme en soutenant une telle affirmation, il faut reconnaître la nécessité de sa présence à toute amorce de changement, que la personne ait mal à l’âme ou au corps. Sans un malaise insupportable ou, à son extrême, sans souffrance, en aucun temps est-elle contrainte à changer, c’est-à-dire à prendre consciente de ce qui ne va pas puis à s’engager dans une recherche des facteurs causals en jeu et des solutions requises.

     C’est pourquoi la faillite puis l’effondrement de sa propre individualité s’accompagnent d’un contact aigu et le plus souvent brutal avec tout le domaine réprimé de la vie affective. Tout se passe donc comme si le dépressif devenait confronté à l’obligation maintenant incontournable de muer par l’intermédiaire d’une réaction en chaîne. La rupture douloureuse avec un passé dorénavant impossible déclenche un processus d’interrogation conduisant à la lente émergence de la conscience de soi, qui, dans sa fonction de mise à distance de sa propre personne, déverrouille ensuite la porte d’accès au pouvoir de la transformation personnelle.

     En identifiant plus à fond la séquence complète de cette dernière, on obtient ce continuum : pouvoir et liberté d’être à la naissance – négation progressive de soi – préparation du scénario dépressif – apparition de la faillite de la négation de soi (la dépression) et de la souffrance – interrogation sur soi – naissance de la conscience de soi – accession au pouvoir d’agir sur soi – amorce du processus de la transformation personnelle. C’est la raison pour laquelle la dépression ne correspond pas à une maladie, mais bien à un état charnière se situant à mi-chemin entre la faillite de la négation de soi, d’une part, et d’autre part le premier pas vers le recouvrement de la santé affective.

L’émergence du coma affectif
     Tel qu’il en a été question plus avant, la vie affective obéit aux mêmes lois que celles régissant le fonctionnement du corps. Dans le but de saisir plus à fond la psychologie de la dépression, il y en a deux ici qui méritent d’être soulignées. Tout d’abord, une plaie infectée et non aseptisée se généralise pour favoriser la croissance et l’étendue de l’infection, l’amplification de la douleur et, dans certains cas, l’amputation d’un membre ou l’ablation d’un organe. En second lieu, la dysfonction existe bien avant qu’en émerge sa conscience, c’est-à-dire antérieurement à l’apparition des symptômes. Le cancer en fournit un exemple patent : l’identification tardive de sa présence conduit parfois le corps médical à signifier au patient l’inutilité de toute intervention et que ses jours sont malheureusement comptés.

     De même en est-il pour les blessures émotives qui s’entassent en l’individu tout au long de la croissance. Non soignées, en constante progression depuis l’enfance, elles prennent de l’ampleur pour finalement contaminer l’affectivité entière et provoquer une souffrance dont le rôle essentiel se résume à aviser la personne que quelque chose cloche depuis des années dans la gestion de sa vie. Cette souffrance atteint parfois une intensité telle que la personne s’impose une amputation, celle de sa propre vie.

La désintoxication de la vie affective
La lente naissance de la conscience de soi octroie enfin au dépressif la capacité d’une mise en perspective croissante de sa propre personne et l’accès au pouvoir d’éliminer les aspects toxiques affectant la gestion de sa vie. Le processus curatif généré par cette affection permet de la sorte la disparition progressive des peurs acquises tout au long de la croissance, tels le rejet, l’abandon, la culpabilité, le ridicule et le sentiment d’infériorité. L’examen de la dynamique qui a conduit à la dépression indique d’ailleurs que ce sont bel et bien elles qui se sont emparées des commandes de la conduite pour empoisonner les deux éléments constitutifs de la vie affective : les affects, ce qui est ressenti, et les émotions, ce qui est exprimé.

     Comme le rôle majeur de la dépression vise à révéler les déficiences perturbant la relation avec les affects et les comportements, elle autorise non seulement leur émergence puis la lecture de leur dynamique, mais aussi leur élimination au travers la démarche thérapeutique. Il s’effectue de la sorte un lent retour à la normale. Le patient, graduellement libéré de l’emprise exercée par ses craintes infantiles, établit une équation de plus en plus fonctionnelle entre ses besoins, pulsions et désirs, d’une part, et d’autre part le type d’actions dont il décidera dorénavant par lui-même. C’est pourquoi l’opération de guérison permet la purification de la vie affective et la récurrence d’un processus décisionnel maintenant respectueux du contenu, du sens et de l’orientation désirés de son existence. C’est ce que je nomme le développement du pouvoir d’agir consciemment sur soi.

Passage de l’inconscience à la conscience de soi
     Si c’est bien grâce à la douleur physique qu’émerge la conscience voulant qu’une anomalie affecte une partie du corps, c’est tout autant à la faveur de la blessure émotive engendrée par la dépression que le patient se voit offrir une occasion de cerner le dysfonctionnement perturbant la gestion de sa vie et d’éliminer les métastases affectives qui la contaminent à ce jour.

     L’éclatement de la souffrance enfouie sous des couches défensives force la mise en place de tout un processus d’interrogation soutenant la recherche des solutions à ses difficultés. Comme je l’ai indiqué plus avant, il traverse une séquence thérapeutique au cœur de laquelle le questionnement provoque l’émergence de la conscience qui, dans ses deux finalités, permet « enfin » la perspective de sa propre personne, d’une part, et d’autre part l’accession au pouvoir de changement.

     Commence alors le long et pénible travail devant conduire à l’harmonie des liens fonctionnels entre et par ordre les affects, la logique et le comportement, le tout chapeauté par une conscience de plus en plus aigüe de soi. Le dépressif doit en effet déboucher sur une gouverne totalement respectueuse de ce qu’il ressent. Au fur et à mesure de la récupération de la teneur de sa vie intérieure, il bénéficie en plus d’une occasion de découvrir et de mesurer les peurs acquises qui ont toujours paralysé son pouvoir d’être véritablement lui-même. Ce sont ces craintes qu’il doit dorénavant affronter s’il veut parvenir à discerner toutes les nuances de ce qu’il éprouve et à nourrir un processus décisionnel respectueux de soi plutôt que l’objectif de ne pas ressentir. Personne ne peut déboucher sur le respect de soi sans utiliser dans ses choix tout le contenu de ce qui est senti.

     En acceptant la pertinence de ce parallèle entre la douleur physique et affective, il est assez difficile d’identifier la logique qui pousse la médecine à intervenir de façon radicalement différente en ce qui concerne la recherche des causes de cette dernière ailleurs que dans la gouverne déficiente de l’affectivité. En limitant leurs interventions au domaine du physique, cette attitude réductionniste cause de nombreux préjudices au patient dépressif. Elle paralyse la naissance de la conscience de soi pour annuler son rôle dans le processus de la transformation personnelle, elle endort l’agressivité en piétinant le pouvoir de changement qu’elle recèle, elle double la dépendance émotionnelle d’une addiction aux médicaments, elle cimente l’infantilisme de la gestion de la vie affective, elle contribue au maintien de la dysfonction de la conduite et, finalement, elle obstrue l’accès au développement de l’identité.

Le développement du pouvoir, la sortie de l’enfance et l’accession à l’identité
     Cette notion de pouvoir est d’une importance cruciale pour une compréhension juste de la dynamique de la dépression. Globalement, l’examen du contexte initial de la croissance vers la maturité étale avec limpidité une réalité incontournable. La naissance nous amène en effet à plonger de plain-pied dans une relation de pouvoir, lequel revêt deux formes : le pouvoir d’être soi et celui d’agir sur soi, chacun d’eux permettant l’articulation de la liberté d’être et de se déterminer soi-même.

     Le premier nous habite dès le commencement et soutient conséquemment les conditions de départ. Ce potentiel se bute immédiatement à un autre, celui que possèdent les parents d’agir sur l’enfant. Par le truchement de leurs permissions et de leurs interdictions, ceux-ci peuvent en effet intervenir comme ils l’entendent auprès de leur progéniture. L’éducation s’enracine donc dans un terrain de rencontre entre deux pouvoirs et le succès du développement découle directement de l’issue du choc de cet affrontement. En l’absence d’un équilibre dans leurs interactions, l’abus de pouvoir chez l’enfant le conduira à une personnalité d’enfant-roi pendant que la domination parentale induira plutôt la répression des pulsions vitales et la négation de soi. Conséquemment, ces notions sont d’une extrême importance pour toute réflexion portant sur le normal et le pathologique.

     Un achèvement éducatif réussi signifie notamment que le pouvoir d’être s’est épanoui pour devenir l’objet d’une saine gouverne et que celui d’agir consciemment sur soi, lors du passage à l’adolescence, a été bel et bien été acquis pour permettre l’accès à une autogestion de qualité et respectueuse de soi. Or, l’examen de la dynamique du dépressif indique une déficience marquée tant de la présence que de la gestion de ces deux facettes du potentiel vital. Il a en effet troqué son pouvoir et sa liberté d’être au profit de la négation de soi, puis attribué le pouvoir qu’il était en mesure de posséder sur sa personne à autrui par l’intermédiaire du développement de sa dépendance affective.

     Or, la dépression permet précisément le retour à l’équilibre de ceux-ci, c’est-à-dire la récupération du potentiel d’être, par l’affrontement des peurs qui paralysent la personnalité, et l’acquisition du pouvoir d’agir enfin et consciemment sur soi. C’est en effet au fur et à mesure de l’émergence de sa conscience et de sa relation avec les affects que le dépressif devient en mesure de porter des jugements de plus en plus autonomes sur lui-même, favorisant dès lors l’accession à son identité.

Libération des forces vitales de l’agressivité
     « Quand j’agis comme çà, quand mon agressivité explose, c’est drôle, je me sens vivre… on dirait que je suis plus vivante. » Voilà ce que m’exprimait une jeune fille de 24 ans, victime d’inceste entre l’âge de 7 ans et 14 ans, après des années d’interventions visant à stimuler ses pulsions agressives pour qu’elle accède à l’affirmation de soi et cesse d’émettre des signaux non verbaux de soumission.

     La répression de cet instinct de l’agressivité définit l’élément central de la dépression. « Il faut non seulement admettre la nature agressive de l’homme, mais comprendre à quel point il ne peut se défendre et progresser, prendre conscience de son identité et se libérer de ses frustrations initiales que grâce à ce moteur vital : l’agressivité. » Storr, A. (1969), L’agressivité nécessaire, Laffont, extrait du texte du verso.

     Au risque de déplaire aux freudiens, c’est l’agressivité, non la libido qui constitue le réservoir des forces vitales. En son absence, la vie ne saurait exister et personne ne pourrait défendre ses territoires psychiques et physiques, ni de se reproduire. La « santé » de cet instinct doit incidemment faire partie des toutes premières évaluations du dépressif par le thérapeute, étant donné que ce type de patient présente une gestion toxique, voire une répression complète de l’énergie qu’il contient. D’ailleurs, la sortie du coma affectif implique inévitablement la recrudescence de cette dernière ainsi qu’un travail d’apprivoisement de sa gouverne. Comme me le confiait à cet effet une patiente : « Cela fait deux semaines que je suis enragée !… Je ne m’en rendais pas compte avant… Je suis incapable de retenir ma colère, mais je suis moins méchante qu’avant : je dis ce que j’ai à dire, même si j’ai de la difficulté à m’exprimer! »

     Généralement, le dépressif a toujours fui l’agressivité comme la peste. La raison tient au fait qu’il en a été fréquemment victime tout au long de sa croissance. Quoiqu’il existe des exceptions, il craint de façon maladive de ressembler au parent agresseur s’il lui advenait d’être trop affirmatif dans ses actions ou réactions. Assez souvent, le thérapeute peut même retracer une promesse antérieure faite à soi-même à l’effet de ne jamais faire preuve d’une telle conduite. Dès le moment où la réaction à une situation nécessite l’accès à l’affirmation de soi, le dépressif fait donc face à un problème de taille : la peur d’une perte de contrôle sur sa colère ainsi que la culpabilité montent aux barricades pour repousser violemment la charge des pulsions de vie. C’est bien évidemment au thérapeute que revient la tâche éducative d’une utilisation efficace des forces constructives de cet instinct, ce qui peut prendre des mois, voire des années à réaliser. Aucun dépressif ne parvient à s’extirper de son état tant et aussi longtemps qu’il n’apprivoise pas la gestion de l’énergie contenue dans son agressivité.

     En fait, sans le succès d’un tel travail, jamais ce patient ne pourra passer de la position de « subir » à celle « d’agir ». Il demeurera un enfant au plan de la gestion de son affectivité et l’esclave relationnel des autres. Il n’accédera jamais à un développement sain et harmonieux des deux types pouvoirs que lui fournit cet instinct. Intervenir auprès d’un dépressif signifie ni plus ni moins agir sur une pulsion vitale en mal d’existence. En guise de rappel, je souligne que c’est ici que réside un des principaux dangers des antidépresseurs : leur effet d’annulation sur l’agressivité, pourtant nécessaire à toute action de changement.

     Une deuxième raison milite en faveur d’un travail d’intervention sur cet instinct. Elle relève de la présence habituelle d’une paralysie du mouvement psychique, c’est-à-dire que le dépressif évolue dans un état affectif comateux. La vie ne circule plus en lui puisqu’il n’ose pas être qui il est véritablement. Tout s’est éteint avec la négation de soi. Même la colère lui est inaccessible et l’énergie vitale est retournée contre lui dans différentes formes d’apitoiement, et au point ultime, dans l’idéation suicidaire. Comme le dit Ehrenberg dans sa recherche sociologique La fatigue d’être soi : « La dépression est l’absence de mouvement dans son aspect mental » (p. 182). Il faut donc le remettre en mouvement, c’est-à-dire stimuler l’émergence puis la gestion saine de son agressivité sous peine de priver le patient de tout changement. La vitalité continue de briller par son absence et aucun combat contre l’hégémonie des peurs acquises ne peut avoir lieu.

     Finalement, seule l’agressivité peut fournir au dépressif la force nécessaire à l’affrontement de celle qui soutient sa peur d’être. Les affects tant positifs que négatifs contiennent en effet une intensité dynamique variable de sorte que seule une action supérieure en puissance peut garantir leur éradication. C’est bel et bien en lui que la bataille a lieu. Plus les craintes infantiles sont porteuses d’intensité, plus ce type de patient doit faire appel à ses réserves d’énergie vitale pour leur élimination.

La reconstruction de l’image et de l’estime de soi
     L’image de soi correspond à la perception qu’un individu possède de sa personne alors que l’estime de soi définit ce qu’il ressent à propos de lui-même lorsqu’il considère qui il est. Plus précisément, l’image de soi fait (et doit faire) naître une sensation dont la fonction est de fournir une information à l’effet de la satisfaction ou non à propos de soi. La relation fonctionnelle entre ces deux composantes de la personnalité nécessite donc la complicité des affects et de la conscience de soi.

     Les processus psychodynamiques unissant ces deux constituants de l’équilibre personnel importent au point où ce sont eux qui soutiennent la totalité de la construction de l’identité. La raison tient au fait qu’ils incluent l’interaction de tous les éléments impliqués dans la perturbation ou la santé mentale : le domaine cognitif (la perception de soi), l’affect ( la sensation à propos de soi et la demeure du pouvoir de changement), la conscience de soi (la mise en perspective de soi) et, finalement, la décision quant à la conduite retenue.

     Toute personne à la recherche de la sérénité doit travailler toute sa vie au maintien d’une parfaite correspondance entre l’image et l’estime de soi, cette dernière cultivant alors un sentiment de profonde satisfaction devant la perception que l’on possède de soi. C’est pourquoi l’identité définit un état de conscience et de bien-être imprégnant la relation avec soi.

     Le jugement conscient porté sur soi pourrait s’exprimer de la façon suivante : « Est-ce que qui je suis correspond à qui je juge devoir être? » Et bien évidemment, la réponse réside dans les affects, c’est-à-dire dans ce qui est ressenti à propos de soi. Il découle de ce processus lié à l’identité une règle fondamentale soutenant toute gestion adéquate de son existence. Il revient en effet à la vie affective de fournir à la conscience la réponse dont elle a besoin pour son action du regard et de jugement portés sur la conduite. D’ailleurs, on n’a pas d’autres choix que d’adhérer à cette règle puisque c’est bel et bien à partir de ce que l’on expérimente avec soi que nous pouvons tous identifier la toxicité ou la rectitude de nos comportements.

     Voilà un exercice difficile, voire impossible pour le dépressif. La déficience de la relation qu’il entretient avec ses affects interdit l’accès à toute efficacité de la conscience, et partant, à tout potentiel de jugements pertinents portés sur sa propre conduite. Piétinant depuis des années ce qu’il ressent en vertu du travail qu’il fournit pour se tenir à distance de toute possibilité d’éprouver un malaise quelconque, la conscience s’est donc lentement atrophiée. Cette condition dans laquelle il demeure englué maintient malheureusement un lien dysfonctionnel entre l’image et l’estime de soi, ce qui explique l’état perpétuel d’insatisfaction et de tristesse qui le mine. Jamais ses façons d’être et de se comporter correspondent à qui il aimerait être et comment il voudrait agir. C’est pourquoi il incarne l’échec à ses yeux.

     Le processus de guérison enclenché par la dépression permet précisément le retour à l’équilibre fonctionnel de ces deux composantes. La sortie du coma affectif, la décongestion de la vie affective, l’accession aux pulsions vitales de son agressivité et l’émergence de la conscience de soi fournissent maintenant à ce type de patient les outils manquants à une saine gestion des relations psychodynamiques devant unir ces deux composantes. Il retrouve accès à la mise en perspective de soi, ouvrant ainsi la porte au jugement conscient et autonome nourri par ce qu’il peut dorénavant ressentir à propos de lui-même. En devenant capable d’utiliser ses sensations, il accède à un jugement qui lui permet dorénavant de décider si sa conduite correspond ou non à celle qu’il doit adopter. Pour devenir ainsi son propre juge, il doit toutefois abandonner l’équation toxique qu’il entretient entre le respect de soi et l’égoïsme.

     Il quitte donc la dépendance affective à l’intérieur de laquelle il accordait la priorité à l’opinion d’autrui, pour instaurer maintenant la suprématie de son propre jugement et, conséquemment, favoriser le développement du pouvoir de se déterminer lui-même. Il cesse de voir le monde avec ses yeux d’enfant craintif et modifie radicalement son angle de vision de la vie. Il ne ressent plus les actions ou les réactions des autres comme quelque chose qu’on lui fait subir, mais bien comme une information lui permettant de raffiner la connaissance qu’il acquiert d’autrui.

     En guise de conclusion à cette dernière réflexion sur le thème de la dépression, voici quelques verbalisations de patients diagnostiqués dépressifs. Elles confirment la pertinence de tout ce qui précède, particulièrement les relations entre cette affection, d’une part, et d’autre part la sortie du coma affectif puis l’émergence de la conscience de soi. Chacun à sa façon traduit la nature de même les conséquences présentes ou passées de la négation de leur personne, ainsi que l’apport positif de cette période difficile de leur vie dans l’accession au pouvoir de la transformation personnelle.

     « Je prends ma place et j’apprends à m’exprimer… Avant, je me serais tue. Je suis tannée de laisser passer les autres devant moi! »

     « Je me sens drôle de vivre comme çà… Je suis plus calme, je sens plus d’assurance… Je ne me reconnais pas. J’ai la sensation d’être sur une autre planète et de vivre de nouvelles émotions… Je me sens adulte, plus une enfant…Je m’observe et je suis plus consciente : çà me fait peur! »

     « J’ai tellement le goût de me laisser diriger par mes émotions… je suis prêt à faire tout ce qu’il faut pour çà!… Plus j’avance, plus je me sens vulnérable, plus je perds des feuilles à mon arbre. »

     « Je vois que j’ai toujours compté sur les autres. Je dois me pardonner çà. J’ai toujours eu peur de me prendre, de me choisir… Je me sens de plus en plus à l’aise de dire ce que j’aime et ce que j’aime pas… J’ai jamais vécu çà… j’ai jamais été cette personne là…Je trouve çà difficile… J’ai 55 ans et je ne voyais pas çà! Je suis de loin de moi et pas à peu près! Dire qu’on me dit intelligente, mais je ne me sers pas de mon intelligence…Je veux choisir plutôt que de me laisser choisir. »

     « J’ai de la difficulté parce que j’ai toujours été ¨pas là¨. Il faut que je fasse beaucoup d’efforts pour demeurer présente. C’est moi qui me ramène lorsque je m’en rends compte […] J’ai passé mon temps à ne pas être là mais je ne voulais pas être à cet endroit […] Quand je me suis vue ne pas être là pour la première fois, je n’ai pas été capable d’arrêter et j’ai paniqué. […] C’est effrayant comment j’ai été inconsciente et à quel point j’ai pensé tout contrôler! »

     Maintenant, quelques extraits du texte d’une patiente âgée de 47 ans et qui, dans sa dépression sévère, a côtoyé de près l’idéation suicidaire pendant des mois, créant chez moi énormément d’inquiétude quant à sa décision sans appel de vivre ou de mourir. Suite au recouvrement de sa santé affective, à son sevrage complet de toute médication et à la disparition de sa tendance à l’autodestruction, je lui ai demandé de me décrire le mur dont elle parlait si souvent lors de nos rencontres thérapeutiques. Elle a accepté volontiers de replonger dans la souffrance qui avait failli lui coûter la vie et je l’en remercie profondément.

     « Depuis ma tendre enfance, j'ai acquis cette « faculté » de me retirer émotivement au besoin, à mon gré, de certaines situations émotives trop difficiles à vivre. Ce retrait me permet, à ma guise, de vivre superficiellement c'est-à-dire d'être présente physiquement, mais non émotivement. D'être là, mais de ne plus « ressentir » les émotions négatives ou positives. Ne plus sentir la peine, la douleur, la peur, la solitude…. Ne pas sentir l'amour, le désir… Être gelée, être à « OFF »…

     « J'ai développé ce mécanisme tellement jeune que je me souviens pas du comment cela s'est produit mais ce mécanisme est là sur commande, au besoin et maintenant souvent malgré ma volonté consciente… Ce mur est devenu un réflexe « efficace » qui peut m'isoler rapidement même dans une situation qui ne nécessite pas une telle mesure de sécurité émotionnelle. Et c'est vraiment ce qui se passe, JE SUIS ISOLÉE DU MONDE ENTIER, CAPTIVE DE MOI-MÊME. »

     « Quand j'étais très petite (4 ans) je me souviens que cet état s'accompagnait souvent d'une « agression » contre moi-même. »

     « Ce mur m'a permis d'être gelée, anesthésiée de mes propres sentiments, de nier les souffrances et de conserver mes blessures à vif…… avec ce mur les blessures ne guérissent jamais…. Je souffre… j'installe le mur…. Mais s'il me protège de l'extérieur il ne me protège pas de l'intérieur (mes souffrances me blessent quand même mais je les nie et me gèle)… et la roue tourne…. »

     « Je crois que ce mur entraîne plus de souffrances qu'il ne protège….. Je me gèle mais ne suis jamais capable de regarder les blessures en face et de les apaiser… le mur me débranche de l'extérieur mais aussi de l'intérieur. La colère s'installe, la rancœur ……………. »

     « Au fil des ans, ce mur devient un handicap à toutes relations (amitié, amour…) personne ne peur entrer, mais je ne peux sortir non plus! »

     « Ce mur me permet de paraître dure, insensible et invulnérable … »

     « Dans cet état, je nie tout sentiment, j'étouffe mes émotions et je communique toujours aux autres les informations contraires à ce que je ressens. »



Pas mal, pour des personnes dont on dit qu’elles souffrent d’une maladie d’origine biochimique…



Gilbert Richer Psychologue
Mars 2008



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